jeudi 12 avril 2012

Réflexions sur le racisme ordinaire


Le racisme est une peste qui se loge dans des endroits curieux et sympathiques. Celui qui ne se croit pas raciste est en train de se faire rouler. Ce racisme ordinaire est réciproque, des blancs envers les noirs comme des noirs envers les blancs. Je fais moi-même des expériences enrichissantes à ce sujet.
Parlons d’abord blancs versus noirs.
A la maison où nous logeons à Kananga, je croisais régulièrement un jeune qui arpentait le pré en apprenant ses leçons. Je me souviens bien que la première fois que j’ai vu son visage, je m’étais dit spontanément : « C’est le petit noir de Tintin au Congo ». Puis y réfléchissant je me suis rendu compte que c’était d’un ridicule fini car le petit noir d’Hergé est crayonné si succintement qu’il ne ressemble à personne ou à tout le monde… C’était mon racisme subconscient qui avait tapi des images dans un coin de mon esprit (d’autant plus que je sais très bien que Tintin au Congo n’est pas un manuel d’antiracisme)… Pour me guérir de ce mauvais pas, j’ai un autre jour abordé le jeune en question : c’était un étudiant en médecine de l’Université qui en intersemestre venait dans ce jardin pour réviser son anatomie humaine. Il avait beaucoup à mémoriser mais il était content de son plan de travail et de son parcours universitaire… Depuis, le boy d’Hergé est passé très en arrière-plan. Quelle leçon ? Dès qu’on connaît mieux quelqu’un il devient une personne et non plus une « race », une personne et non plus une « partie d’un groupe différent ». Dès que ce n’est plus « étranger » (autre que soi) mais que c’est « connu » (repéré comme identique à soi), ce n’est plus « étrange »…

En vivant longtemps parmi les noirs, réellement, je ne m’aperçois plus qu’ils sont noirs mais je finis par me rendre compte que cette dame ressemble à une dame que je connais à Vionnaz, et ce monsieur à un monsieur de Troistorrents (des blancs pourtant !). Ainsi on ne voit plus la couleur ou la forme si je puis dire, mais on voit des personnes qui dans leur façon subtile d’être des personnes font penser à d’autres personnes… Je trouve ce phénomène progressif passionnant et très éclairant pour une éthique de la relation interpersonnelle. Plus on connaît quelqu’un, moins il devient une généralité, moins on a besoin de généralités pour parler de lui, plus il devient une individualité, une originalité, un être unique que l’on a plus besoin de « classer » ou de « caser » pour faire exister. 
Mes confrères africains n’ont pas manqué de me raconter les attitudes racistes dont ils ont été l’objet en Europe : les téléphones qu’on range lorsqu’ils arrivent dans un bar, les places de tram qu’on quitte pour ne pas être assis à côté d’eux, le fait de les mettre dans un même sac noir (« vous, les Africains ») alors qu’ils sont quatre (C’est moins raciste de dire « tu es con » que de dire « vous êtes si sympathiques », « vous êtes formidables », « vous êtes… »)… comme si la discussion était bloquée dans le tunnel de la généralisation raciste alors qu’une culture, un pays et un continent ce n’est finalement que « des personnes ensemble ».  D’abord des personnes, qui ont des façons personnelles de percevoir la vie, la mort, l’amour. Qui utilisent des façons culturelles spéciales de le dire et de le vivre, mais qui restent des personnes, éminemment seules, face à la vie, la mort, l’amour…
Et maintenant, noirs versus blancs.
Il n’y a pas vraiment de raison que les noirs soient moins racistes que les autres races… L’impression ressentie lorsqu’on est presque seul blanc parmi des millions de noirs , c’est qu’on est plus « étrange » qu’ « étranger ». Souvent,  dans la rue et de la part des enfants surtout parce que moins inhibés, je sens que la forme et la couleur les stupéfient. Ils me regardent (me fixent longtemps) avec un regard très gênant et plutôt impoli et m’interpellent « bonjour, le blanc ! », avec tellement de spontanéité bravache qu’on en est mal à l’aise. On se rend vite compte que pour eux, on est laid : comme un pain pas assez cuit, encore mou et pâteux, dégoûte plus qu’un pain cramé.
On ne raconte pas en Europe, la représentation qu’ont les noirs des blancs, lorsqu’on enlève le vernis d’obséquiosité bête et intéressée issue du colonialisme (obséquiosité qui est encore une forme pas très subtile de racisme).
Au Kasaï, et certainement ailleurs aussi, le blanc de la peau des blancs évoque la peau du cochon ou l’aspect du poisson. Pas très ragoûtant. Une dame racontait un jour un épisode de son enfance. A l’école du village, l’enseignante préparait les petits de la maternelle à voir leur premier blanc, le père missionnaire qui visitait les hameaux éloignés de sa paroisse. Pour ne pas avoir d’attitudes impolies, elle avait expliqué (toujours la même idée : il faut connaître), elle avait expliqué très bien et très clairement que le père était blanc et ressemblait à un gros poisson avec un nez pointu (nos nez les intriguent peut-être plus que nous les leurs !)… A peine le père arrivé que de peur toute la maternelle s’était enfuie et est resté cachée dans les bananiers… Ce gros poisson était vraiment trop terrifiant.
J’ai fait la même expérience une fois dans une brousse du Bas-Congo. Sur une piste le père Innocent conduit la voiture et voit au loin un groupe de fillettes parmi lesquelles se trouve une cousine. « On va s’arrêter ». On s’arrête et quand les fillettes voient le blanc (moi) qui les regarde par la portière, elles disparaissent en un clin d’œil dans le fossé broussailleux. Il a fallu les appeler longtemps pour qu’elles osent s’approcher. Derniers réflexes de la traite négrière ?
J’adore en promenade tendre la main aux petits enfants entre 2 et 5 ans, surtout lorsqu’ils sont en groupe. Si je la tends brusquement, ils s’éparpillent en criant. Si je les apprivoisent, ils s’approchent, tendent audacieusement la main comme pour voir si cela brûle. Comme cela ne brûle pas, ils pincent la peau si étrange au-dessus. Comme c’est étrange, un étranger.
« Si cela brûle »… cela m’a réconforté lorsque je me suis aperçu à la Veillée pascale que « lumière du Christ » se dit ici en tshiluba « blancheur, clarté du Christ » avec le même mot que pour me désigner moi le « blanc ». En fait, si je pousse l’idée le loin possible, je ne suis pas blanc, mais « clair » et même disons carrément « éclairé, lumineux, illuminé »… ouf, je retrouve le moral !
Gloria, 5 ans

à la télé

Conclusion. Au bout de quelques heures de vivre ensemble, Gloria, 5 ans, s’est endormie sur mes genoux. C’était à Boma, en direct et à la télévision catholique, lors de la sortie de la Journée internationale des Femmes du 8 mars 2012. Il y a de l’espoir.

PS. Le racisme n’est pas seulement duel, il peut être aussi triangulaire. Comme cette réplique réelle qu’André a entendue à Kin. Un Africain dit à un Chinois (de plus en plus nombreux à essayer de faire des routes dans le pays) : «  Toi, tu n’es pas blanc ! Alors tu ne me parles pas de cette manière ! »…  A méditer et à graver profondément dans les annales du racisme !

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